L’objectivité de la description robbegrilletiennee ou contre Roland Barthes
Sunday, January 13, 2008
automne 2005
La critique littéraire doit tout d’abord être descriptive.
Ionesco[1]
La critique littéraire est rarement ce qu’elle doit être : examiner attentivement la structure construite par l’auteur; juger objectivement de la solidité, de la commodité des techniques employées; et finalement, comparer courageusement l’œuvre à un nouveau monde dont il faut trouver les routes et voir où elles mènent – si elles mènent quelque part.
Le métier d’un critique littéraire est dès le début stimulant car, face à l’originalité et à la complexité de l’auteur, le critique ne fait qu’un travail inférieur s’il restreint son pouvoir magique à la description fidèle et à l’interprétation pertinente. Ils (du moins les plus éclairés d’entre eux) ont ainsi souvent choisi de relier l’objet de leur étude à des phénomènes traditionnellement hors de la littérature mais qui, depuis le dernier siècle, sont devenus des voix plus autoritaires que la voix propre de la littérature : les critères d’analyse freudien, la philosophie phénoménologique[2] ou existentielle[3], l’analyse sémiologique[4], etc.
La carrière littéraire de Robbe-Grillet se reflète dans une telle situation, surtout les trois livres[5] qui font ici l’objet de mon étude . Si le premier roman publié de l’auteur, les Gommes, « tomba dans un demi-silence réprobateur[6] », le deuxième, Le Voyeur, amorça « un petit scandale, avec des partisans farouches et des ennemis déchaînés aux propos injurieux, juste ce qu’il faut à Paris pour se faire un nom dans la république des lettres[7]. » Le noyau de ce scandale, entretenu d’un côté de louanges passionnées et de l’autre de répugnance violente, n’est qu’une façon sigulière de décrire, un usage particulier de la description. Partiellement grâce à cette querelle, cette énorme volonté d’assimiler la prétendue description robbegrilletienne à un imaginaire contemporain, il ne manque pas désormais d’efforts scolaires sur les œuvres de l’auteur, qui, en général, ont instauré leur créateur dans une catégorie plutôt idéologique. À cause de leur orientation, ces études passionnantes contribuent peu de choses révélatrices sur l’écriture de Robbe-Grillet le romancier, qui vise toujours à créer « une voie pour le roman futur ».
Nous demandons une opération de table rase. Et commençons par le commencement : à quoi ressemblent-elles ces descriptions? Sont-elles vraiment si objectives qu’elles méritent une louange métaphysique – qu’est-ce que l’objectivité littéraire au juste? – ou bien sont elles simplement une technique romanesque inspirée par des précédents et exécutée avec moitié de volonté et moitié d’obsession[8]?
1
Il y a actuellement sur le fronton de la gare Montparnasse une grande inscription au néon : « Bons-Kilomètres » dont quelques lettres sont régulièrement éteintes. [9]
Ainsi commence le célèbre texte de Roland Barthes. Cet article, à propos des Gommes, néglige la plupart des aspects linguistiques (qui sont d’ailleurs assez « traditionnels[10] ») de ce roman et se concentre, avec une haute compétence d’idéologie littéraire, sur une tentation alors encore tâtonnante et la proclame comme une qualité privilégiée : l’objectivité littéraire. Naturellement Roland Barthes ne s’est pas soucié de donner un exemple de celle-ci parce que, comme il l’a dit, « on n’a pas l’intention d’aborder ici l’analyse argumentative[11] ». Mais peu importe. En voici un:
L’escalier se compose de vingt et une marches de bois, plus, tout en bas, une marche de pierre blanche, sensiblement plus large que les autres et dont l’extrémité libre, arrondie, porte une colonne de cuivre aux ornementations compliquées, terminées en guise de pomme par une tête de fou coiffée du bonnet à trois clochettes[12].
Un coup d’œil sur ce passage apparemment anodin et farci de termes géométriques donne l’impression que c’est un bon exemple de littérature littérale[13]. Où est cet escalier et pourquoi l’auteur le décrit-il ? Robbe-Grillet s’est-il trouvé devant un tel escalier, tout comme Roland Barthes devant le fronton de la gare Montparnasse? Malheureusement non. L’escalier avec vingt et une marches n’existe que dans un monde fictif et il n’a de raison d’être qu’un sens figuratif. Il signifie le Tarot, où vingt et une cartes sont numérotées et où la dernière carte dépeint le Fou du Roi, avec son bonnet et ses clochettes[14]. Pourquoi le Tarot? Selon Morrissette, qui est à ma connaissance le premier à noter la signification de cette ruse et dont la démonstration élimine toute possibilité d’interprétation métaphysique de cette description, la présence du Tarot annonce déjà les oracles, prophéties, prédictions, desquelles la signification reste ignorée du protagoniste. De plus, le Mat (la grosse pierre dans le récit) se trouve normalement au vingt-deux, mais ici la série est renversée, ce qui signifie que le personnage (le Mat) est tombé ou qu’on l’arrête dans sa marche : une sorte de situation d’action suspendue. Finalement, selon le manuel du Tarot,
Il faut conclure que l’objectivité ne fut pas dans l’intention de Robbe-Grillet lorsqu’il écrivit ce passage. Ce n’est d’ailleurs pas une intention théorique qui l’a conduit à écrire et, la plupart du temps, ce n’est pas non plus sa préoccupation esthétique principale . Le but principal de ce roman, lorsque Robbe-Grillet s’est mis à l’écrire, était simplement de récrire Œdipe[16], et il a tout fait pour établir un lien entre ces deux histoires : celle de Sophocle et la sienne. Dès lors, la description n’y est qu’une simple technique, laquelle ne sert pratiquement (nous allons examiner plus tard son usage stylistique ) qu’à illustrer ce lien. L’escalier que nous avons vu ne fait pas exception.
En plus d’un sens figuratif et symbolique, le Tarot ouvre aussi une toute nouvelle correspondance entre la forme et le contenu. Il sert à :
métaphoriser la mise à plat de la temporalité qui, n’étant pas progressive, s’impose comme une suite d’épisodes par essence autonomes mais qui, une fois déployée comme un jeu de cartes, peuvent s’organiser de manières différentes.[17]
Ce « jeu de cartes » est en effet une considération fondamentale dans l’écriture de ce roman. Robbe-Grillet a avoué[18] qu’il a commencé par l’idée d’écrire « une histoire policière[19] normale comprenant 108 événements, numérotés de 1 à 108, puis de les reclasser dans l’ordre de l’ouroboros[20] ». Au lieu de présenter une histoire linéaire, qui correspond à l’ordre naturel des choses, il a fabriqué une seconde histoire, qui est circulaire[21] : un policier arrive pour enquêter sur un crime sans savoir qu’il va lui-même le commettre, et puis un nouveau policier arrivera pour reprendre l’enquête.
Après quelques mois de travail, un autre élément a surgi. Robbe-Grillet a découvert tout à coup qu’il était en train de récrire Œdipe Roi. Maintenant, à l’instar de James Joyse et de son Ulysse, il a voulu lui aussi récrire un ancien texte! Mais au lieu de l’appeler simplement Œdipe Roi, ce qui aurait servi à l’étiqueter de façon trop évidente et à nous mettre immédiatement sur une piste bien connue, il fait de petites allusions partout dans le texte qui ont une caractéristique commune : elles partent de l’imaginaire[22] et servent une cause métaphorique et préméditée. Sous des yeux attentifs, ces évidences ne sont que trop évidentes. En voici quelques exemples (liste non exhaustive):
Le sphinx : | ou bien c’est un animal fabuleux : la tête, le cou, la poitrine, les pattes devant, un corps de lion avec sa grande queue, et des ailes d’aigle. p. 37 |
Les bergers et Œdipe : | […] les rideaux s’ornent d’un sujet allégorique de grande série : bergers recueillant un enfant abandonné, ou quelque chose dans ce genre-là […] sous un arbre deux bergers en costume antique font boire le lait d’une brebis à un petit enfant nu. p. 50 |
Les ruines de Thèbes: | C’est une colline où s’élèvent, au milieu des cyprès, les ruines d’un temple grec; au premier plan, des fragments de colonnes gisent çà et là; au loin, dans la vallée, apparaît une ville entière avec ses arcs de triomphe et ses palais – traités, malgré la distance et l’entassement des constructions, avec un rare souci de détail. p. 131 |
Notons que l’auteur a fait, dans le dernier cas, un lien très explicite entre le tableau dont il parle et son prétendu modèle, « un immense tirage photographique d’un carrefour de ville, au vingtième siècle » que Wallas reconnaît bientôt comme une maison dans la ville où il se trouve. En outre, « la qualité de cette image et sa disposition habile confèrent au panorama une réalité d’autant plus frappante qu’il est la négation du dessin censé le reproduire[23]. » Plus bas, Wallas et la vendeuse commentent ouvertement ce lien utilisant les mots suivants : « amusant », « ravi », « assez curieux », « étonnante », « très bonne », « remarquable », « le travail d’un spécialiste », « extrêmement net ». Et le « petit rire de gorge » de la vendeuse (de l’auteur aussi peut-être) se reproduit une autre fois après une pareille juxtaposition. Cette fois-ci, il s’agit d’une transcription – dont une description détaillée est fournie – de la photographie à la peinture. La relation entre le signifié et le signifiant est inversée, ou bien devenue réciproque, complète.
Finalement, l’auteur n’a pas pu résister à la tentation d’insérer, en tête du texte, une citation déformée de Sophocle qui s’écrit ainsi :
Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi.
Or, ce même texte est en général traduit comme :
Le temps, qui voit tout, a trouvé la solution malgré toi.
L’auteur a donc cherché délibérément un autre sens possible à deux verbes grecs dans le texte original afin qu’il puisse y donner un autre rôle au temps : au lieu d’être passif, de voir les choses, le temps est devenu un acteur principal du récit et il donne la solution au lieu d’en découvrir une. C’est dans ce sens aussi que l’on peut dire que Wallas est un Œdipe inversé puisque « l’activité de Wallas est productrice : elle engendre ce qui n’était pas.[24]»
Robbe-Grillet s’est ainsi cru honnête (comme Joyce) sur la nature de ce travail. Néanmoins, aucun des critiques qui ont écrit sur le roman n’a détecté cette intention qui n’est que trop évidente à son auteur, ce qui naturellement l’a beaucoup troublé[25] : « Non seulement les chroniques dans les gazettes, mais même Roland Barthes qui, dans Critique, consacre vingt pages (d’ailleurs passionnantes) aux Gommes sans prononcer le nom d’Œdipe. »[26]
2
La liste de correspondances que nous avons fournie ne vise pas à établir le lien entre Les Gommes et le texte dont il se fait la métaphore, Œdipe Roi – un travail inutile après Bruce Morrissette – mais vise à établir un lien entre la présence de la description et sa cause. Si nous admettons que ces descriptions sont métaphoriques, nous ne devons pas oublier que leur fonction est autant destructive que constructive. Autant Robbe-Grillet fait de nombreuses métaphores, autant il cache attentivement l’intention derrière celles-ci. Les termes géométriques, qu’il a empruntés, prolongés probablement de
Mais comment expliquer la description qui semble ne signifier rien? Le passage célèbre de la tomate, situé dans Les gommes, en sera le meilleur exemple :
Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d’une symétrie parfait. La chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement du cœur. Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l’une se prolonge jusque vers les pépins – d’une façon peut-être un peu incertaine. Tout en haut, un accident à peine visible s’est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement. (p. 161)
Avant d’essayer de décoder la fonction des termes objectifs ici, nous devons demander peut-être premièrement : que signifie l’objectivité dans la littérature? Avant qu’un paysage, un visage soient décrits, ils sont vus par quelqu’un. Avant qu’un bruit, une voix soient décrits, ils sont entendus par quelqu’un, presque sans exception par un être humain, pour qui l’objectivité n’existe jamais. Mais si l’effort humain n’est jamais sans subjectivité, pourquoi le mot objectivité existe-t-il encore? Évidemment, l’objectivité n’existe que relativement. Et l’objectivité dont parle Roland Barthes est une objectivité relative dans la tradition littéraire. Il y a deux mondes dans n’importe quel roman: celui des objets et celui qui est le nôtre. Traditionnellement, le protagoniste (et les autres personnages aussi) s’approprie le premier de ceux-ci pour le rendre compréhensible. Il se fait toujours cette illusion qu’il n’y a qu’un monde, le sien. Dans une description balzacienne, les objets sont décrits parce qu’ils sont possédés par quelqu’un. Et si Chateaubriand dépeint un paysage, bien que le paysage ne lui appartienne pas, un lien d’affinité est quand même établi – cette affinité et cette affinité seule confirme la raison d’être du paysage. Or, chez Robbe-Grillet, ce qui est là est LÀ, indépendamment de notre monde. Les objets robbegrilletiens nous communiquent toujours ce message : toute notre compréhension est une forme de jugement, au mieux des interprétations variées, mais jamais la chose elle-même.
Or, l’être-là (ou Dasein) que Roland Barthes, tout comme Robbe-Grillet lui-même, a beaucoup favorisé ne peut jamais être décrit. Le concept existe, mais on ne peut pas l’approcher.[28] Il n’y a pas d’objectivité absolue dans une œuvre d’art, et cela ne sera jamais le but principal, l’essence de la littérature.
Cela dit, les termes spatiaux, formalistes et géométriques sont là dans un but assez pratique, sinon existentiel. Ils cherchent à distancier, à neutraliser les objets, à les écarter du protagoniste et du lecteur, à les dépouiller de cette légendaire métaphore anthropomorphique. L’auteur a choisi de mesurer, situer, définir avec rigueur tout ce qui dépasse le contexte d’un travail littéraire pour redéfinir ce qui est littéraire aujourd'hui - au contraire, un passage pareil dans une écriture géométrique, architectonique, ingénierique ou agronomique sera absolument normal et donc perdra tout sens - et pour y délimiter une nouvelle frontière[29].
Le désavantage principal de la connaissance humaine est qu’elle vient de l’expérience et qu’elle est toujours limitée, même structurellement, par l’expérience. Même les objets naturels ne se manifestent jamais de façon naturelle. La neige, par exemple, pourra être cruelle ou romantique, dépendant du vêtement que l’on porte. Mais il est difficile de penser la neige sans présence humaine. La tomate aussi, même davantage, puisqu’elle est presque un produit humain. Elle peut être juteuse (presque un fait), ou si on la goûte, savoureuse, ou même délicieuse, si on l’apprécie. Mais on n’observe presque jamais une tomate comme un simple objet géométrique. Et si la neige possède un tas de propriétés : forme géométrique, vitesse, composition, pour en nommer quelques-unes, pourquoi la tomate ne les possède-t-elle pas ? Bien sûr, comme ancien ingénieur à l’Institut des fruits et agrumes coloniaux, Robbe-Grillet est enclin à décrire, avec une précision effrayante, un quart de tomate. Ou, s’il était géologue, il décrirait un roc. En tout cas, la question n’est pas si ces descriptions approchent ou non de « l’essence des choses »[30], mais celle qui suit : de quelle façon ces descriptions ont changé, transformé la distance, l’attitude, le rapport entre le monde des objets et le monde de l’homme? La question n’est pas « l’écrivain peut-il et doit-il décrire un objet sans le renvoyer à quelque transcendance humaine[31] », parce que ni la raison de former une description ni le moyen de le faire ne sont choses métaphysiques. « La fonction des objets dans un récit romanesque[32] », d’un quart de tomate par exemple, est qu’ils occupent une place signifiante dans une construction romanesque. Un objet dans un monde fictionnel a toujours un but prémédité, sinon toujours conscient. Un objet réel dans un monde réel, au contraire, n’a pas un but prémédité simplement parce qu’il ne s’agit pas de la conscience active. Pourtant, la place, la fonction d’un objet réel consiste encore en mille et une interactions physiques, chimiques et l’on ne sait quoi, que nous, êtres humains, sommes trop faibles pour percevoir. Ces forces entrelacées et hors de notre perception, quand nous les transposons dans un monde fictionnel, seront devenues des forces fictionnelles (mais dans un sens, dans le monde fictionnel, elles ne sont pas moins réelles) qui uniront l’histoire, les personnages, les significations, les mots, les phrases…
Le mérite d’un quart de tomate, une fois qu’il se trouve dans un monde fictionnel, n’est donc plus sa ressemblance à son modèle dans le monde réel.[33] Cette description de tomate n’est pas d’ailleurs plus proche de son essence puisque personne ne pourra reproduire, à partir de cette description, et ce, malgré toutes ses « précisions », la même tomate que Robbe-Grillet a dans l’esprit. La force d’une description pareille vient du fait que la tomate est un signe familier. Dans une transformation comparable à celle de l’Étranger d’Albert Camus (traitement de l’indifférence ouverte au sujet intime), toutes les connotations de ce fruit doux injectées constamment par nos ancêtres depuis des siècles sont, tout d’un coup, dans un seul geste, épuisées : une tomate est, pour ainsi dire, devenue un roc. Pour la plupart d’entre nous (sauf l’agronome Robbe-Grillet peut-être), ces propriétés géométriques d’une tomate sont étranges, bizarres, non pas parce qu’une tomate est bizarre, mais parce que ce rapprochement est bizarre. Contre l’intention ancienne et encore courante d’appropriation des objets dans la littérature traditionnelle[34], Robbe-Grillet nous fait régurgiter ces tomates et garder désormais une distance en déclamant : voilà la littérature, voilà une nouvelle possibilité du monde.
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En revanche, en plus de la considération esthétique, ce passage de virtuose de la tomate que représente la description nous porte déjà, sur un plan presque textuel, des messages importants. Cachés dans la forêt du terme géométrique, ils nous transmettent une arrière-pensée inquiétante :
Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé […] d’une symétrie parfaite.
[…] pépins – d’une façon peut-être un peu incertaine.
Tout en haut, un accident à peine visible s’est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement.
Maintenant, quelle est cette confiance illusoire, « en vérité sans défaut » et « parfaite », qui est devenue « peut-être un peu incertaine » jusqu’au point où se produise « un accident », sinon le cheminement psychologique peu à peu désordonné du protagoniste et son défaut tragique d’un centimètre dans le front?
Si cette observation semble ici un peu chimérique, je dois confirmer aux yeux inattentifs qu’il s’agit ici d’une technique typiquement robbegrilletienne : le détail de l’objet comme une tonalité imposée sur le plan mental. Examinons ainsi La jalousie, où les détails presque imperceptibles sont variés et grandis au moins cinq fois. C’est l’accident du mille-pattes, qui occupe une place centrale dans ce labyrinthe métaphorique. Le schéma en est assez simple : pendant le dîner, A…(La femme du jaloux) voit un mille-pattes; Franck (un ami, ou bien un ennemi) se lève, le frappe avec une serviette et ensuite l’écrase par terre; une tâche reste au mur. Dans la première apparition de cette anecdote, la réaction de A… est décrite comme :
A… n’a pas bronché depuis sa découverte : très droite sur sa chaise, les deux mains reposant à plat sur la nappe de chaque côté de son assiette. Les yeux grands ouverts fixent le mur. La bouche n’est pas tout à fait close et, peut-être, tremble imperceptiblement. […]
A… semble respirer un peu plus vite; ou bien c’est une illusion. Sa main gauche se ferme progressivement sur son couteau. […]
La main aux doigts effilés s’est crispée sur le manche du couteau; […] (p.62)
Notez que certains détails en apparence tout objectifs atténuent en effet l’intensité de la réaction. Parmi les autres, les qualificatifs « peut-être » et « imperceptiblement », au lieu de transmettre une inquiétude, dans le dernier cas, diminuent considérablement la force du verbe « tremble ». De la même façon, la phrase « ou bien c’est une illusion » réduit l’importance de l’évocation d’une respiration précipitée. L’impression totale de cette description est donc en conformité avec la taille relativement modeste de la bête – « longue à peu près comme le doigt ».
Dans la deuxième reprise, l’image (évidemment, il ne s’agit plus d’une description du fait, mais celle d’une image mentale) se focalise sur un détail :
A… ne bouge pas plus que la scutigère. […] La main aux doigts effilés s’est crispée sur la nappe blanche. (p.97)
Évoquée après un autre élément (A… refuse de parler d’une chambre d’hôtel dans laquelle elle a passé la nuit pendant son voyage en ville), l’image vise en fait à établir un nouveau lien. Bientôt, dans la troisième variation, « la nappe blanche » a été presque imperceptiblement remplacée par « la toile blanche », qui insinue par exemple un drap de lit. Cette description est typiquement robbegrilletienne :
La main aux phalanges effilées s’est crispée sur la toile blanche. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de force qu’ils ont entraîné la toile avec eux. Celle-ci demeure plissée des cinq faisceaux de sillons convergents, beaucoup plus longs, auxquels les doigts ont fait place.
Seule la première phalange en est encore visible. À l’annulaire brille une bague, un mince ruban d’or qui fait à peine saillie sur les chairs. Tout autour de la main se déploie le rayonnement des plis, de plus en plus lâches à mesure qu’ils s’éloignent du centre, de plus en plus aplatis, mais aussi de plus en plus étendus, devenant à la fin une surface blanche uniforme, où vient à son tour se poser la main de Franck, brune, robuste, ornée d’un anneau d’or large et plat, d’un modèle analogue. (p.113)
On voit bien maintenant que c’est une image amplifiée. Beaucoup de détails s’y ajoutent : la position géométrique des doigts, de la bague, de la phalange, même des plis. Mais cette description est-elle par le plus grand des hasards objective? Non. Premièrement, il n’est pas possible, pour n’importe qui de bien entraîné, d’observer avec une minutie extrême, d’enregistrer, dans une période du temps comparativement courte (10 secondes au maximum), un tas de détails tellement précis. Deuxièmement, l’effet décrit se produit moins vraisemblablement sur un morceau d’étoffe posée sur la table, que, comme suggéré, sur le drap d’un lit dans une chambre d’hôtel.
Il est donc clair que les détails, auparavant indicateurs par excellence de l’objectivité, ne sont présents chez Robbe-Grillet que dans le but de dissimuler une intensité extrême d’émotion. Ces émotions, soit confusion, désir ou jalousie, élargissent l’image mentale et y insufflent beaucoup de détails. Une telle description, forcée, obsédée et donc active, productive, n’est jamais un événement isolé ni un être-là indépendant. Au contraire, elle est presque surchargée de subjectivité. On dirait que plus il y a de détail, plus il y a de subjectivité. Le mille-pattes, par exemple, n’existerait qu’une seule fois dans la réalité si la prétendue objectivité est respectée. Et si l’on considère la première description, qui, demeure plus proche de l’objectivité, on y observe peu de détail. Mais, une fois dépourvue de cette obligation tyrannique, la bestiole est devenue une contruction avec une inépuisable façade.
L’objet robbegrilletien n’est pas LÀ. Il est là pour évoquer une transition mentale qui nous révèle les liens cachés sous une surface « nette et lisse, intacte ». Cet objet ressemble alors au pendule d’un hypnotiste, dont chaque fois l’apparition met sa victime sous hypnose et suscite dans son inconscient toutes sortes de mémoires supprimées. La quatrième évocation de l’anecdote, par exemple, constitue une transformation constante de la focalisation: le mille-pattes lui-même, d’abord, attire une intention zoologique du protagoniste:
Il s’est arrêté, petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la hauteur du regard, à mi-chemin entre l’arrête de la plinthe (au seuil du couloir) et le coin du plafond. […] À son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes – de la dernière paire, surtout, qui dépasse en longueur les antennes – fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minute » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle. (p. 128)
S’ensuit une séquence narrant la chute du mille-pattes avec le ralentissement et l’élargissement disponibles seulement avec une caméra à haute vitesse:
Soudain la partie antérieure du corps se met en marche, exécutant une rotation sur place, qui incurve le trait sombre vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir le temps d’aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se tordant encore à demi et crispant par degrés ses longues pattes, tandis que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe. (p.129)
Et la dernière version apparaît pendant la nuit, quand la torture mentale du protagoniste est devenue intolérable, après 20 heures d’absence de A… Maintenant
il (le mille-pattes) est gigantesque : un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces climats. Ses antennes allongées, ses pattes immenses étalées autour du corps, il couvre presque la surface d’une assiette ordinaire. L’ombre des divers appendices double sur la peinture mate leur nombre déjà considérable. (p.163)
Y a-t-il encore aucun doute qu’il s’agit toujours de la subjectivité? Plus loin, le narrateur ne résiste plus la tentation de décrire la scène d’adultère, une scène, naturellement, totalement imaginaire. L’identification de la scutigère avec la jalousie du narrateur est donc totale :
La main aux phalanges effilées s’est crispée sur le drap blanc. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de force qu’ils ont entraîné la toile avec eux : celle-ci demeure plissée de cinq faisceaux de sillons convergents… Mais la moustiquaire retombe, tout autour du lit, interposant le voile opaque de ses mailles innombrables, où des pièces rectangulaires renforcent les endroits déchirés. (p.166)
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Si la plupart des descriptions robbegrilletiennes peuvent être liées à une signification immédiate. Les objets robbegrilletiens ont parfois une autre fonction très différente. Ils se sont débarrassés de leurs significations immédiates pour atteindre un niveau abstrait. Sous la prétention de décrire un objet, un geste, un mouvement qui « existent objectivement » devant ses yeux, Robbe-Grillet ne cesse en fait de nous donner à voir une ambition romanesque. Par exemple :
Huit doigts gras et courts passent et repassent délicatement les uns contre les autres, le dos des quatre droits contre l’intérieur des quatre gauches.
Le pouce gauche caresse l’ongle du droit, doucement d’abord, puis en appuyant de plus en plus. Les autres doigts échangent leur position, le dos des quatre gauches venant frotter l’intérieur des quatre droits, avec vigueur. Ils s’imbriquent les uns dans les autres, s’enchevêtrent, se tordent; le mouvement s’accélère, se complique, perd peu à peu sa régularité, devient bientôt si confus qu’on ne distingue plus rien dans le grouillement des phalanges et des paumes. (p. 235)
Qu’est-ce que ce mouvement des doigts? On peut être certain que cette description n’a aucun rapport déterminant avec ni le porteur de l’action (l’inspecteur Laurent) ni l’histoire elle-même (enquête d’un crime) – sauf sur un plan métaphorique. Et, quelques fois, la description d’un geste qui constitue la narration a été sans raison apparente accentuée :
[…] il marche et il enroule au fur et à mesure la ligne ininterrompue de son propre passage, non pas une succession d’images déraisonnables et sans rapport entre elles, mais un ruban uni où chaque élément se place aussitôt dans la trame, même les plus fortuits, même ceux qui peuvent d’abord paraître absurdes, ou menaçants, ou anachroniques, ou trompeurs; ils viennent tous se ranger sagement l’un près de l’autre, et le tissu s’allonge sans un trou ni une surcharge, à la vitesse régulière de son pas. (p. 52)
Wallas marche. Mais le fait objectif que Wallas marche constitue-t-il la raison d’une description tellement excessive? Heureusement, Robbe-Grillet lui-même nous a fourni généreusement la signification de cette métaphore : qu’il soit des doigts ou qu’il soit des pieds, le mouvement appartient toujours au récit :
Il n’est pas rare en effet, dans ces romans modernes (par roman moderne ARG parle toujours de ses propres romans), de rencontrer une description qui ne part de rien; elle ne donne pas d’abord une vue d’ensemble, elle paraît naître d’un menu fragment sans importance – ce qui ressemble le plus à un point – à partir duquel elle invente des lignes, des plans, une architecture; et on a d’autant plus l’impression qu’elle les invente que soudain elle se contredit, se répète, se reprend, bifurque, etc. Pourtant, on commence à entrevoir quelque chose, et l’on croit que ce quelque chose va se préciser. Mais les lignes du dessin s’accumulent, se surchargent, se nient, se déplacent, si bien que l’image est mise en doute à mesure qu’elle se construit[35].
Maintenant il est devenu évident que ce qui intéresse réellement Robbe-Grillet n’est pas d’écrire un roman policier ou d’écrire une nouvelle adaptation d’Œdipe Roi, mais de référer au genre policier, de référer à la tragédie d’Œdipe, de référer à l’écriture romanesque en soi. Ce n’est pas un effort isolé. « Contester le roman par lui-même, […] le détruire sous nos yeux dans le temps qu’on semble l’édifier, […] écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas, » ce sont des traits définitifs d’une littérature contemporaine, sinon « moderne ». Tous ces efforts[36], « ces œuvres étranges… ne témoignent pas de la faiblesse du genre romanesque, elles marquent seulement que nous vivons à une époque de réflexion et que le roman est en train de réfléchir sur lui-même.[37] »
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Mais la question de la description ne se poserait jamais en premier lieu si on considérait le fait suivant : au lieu de partir d’un objet réel et de s’évaporer vers une dimension transcendante, la description robbegrilletienne provient de l’imaginaire (personnel ou collectif), du processus même de donner un sens aux mots, et ne va vers rien d’autre que leur propre mouvement. «Jamais il ne m’est arrivé, en écrivant un roman, de me placer devant un objet réel, ou devant son image, afin d’en donner une description plus précise[38]. » Et si l’objet se produit par hasard devant ses yeux, par exemple une mouette bretonne ou un tableau de la ruine de Thèbes, « j’en détourne aussitôt les yeux, pris de stupeur et presque de dégoût devant cette chose inutile, dérisoire, sans commune mesure de toute façon avec celle qui s’est formée dans mon esprit et à laquelle ma phrase est en train de donner le jour.[39] »
Quelle est cette prétendue objectivité si l’on n’a même pas de modèle? En disant littérature objective, Roland Barthes va à l’encontre d’un secret commun à tous les romanciers : l’objet réel n’est pas suffisant pour une création littéraire. Il manque de sens, de ce sens qui est essentiel dans un travail pareil. L’objet que Robbe-Grillet se met à décrire n’est pas un objet actuellement devant ses yeux (ce qui le rendrait le plus objectif possible), c’est-à-dire un objet de la mémoire primaire, qui ne dure qu’un instant pour être transféré du modèle à la toile par un regard dit « objectif », mais un objet de la mémoire secondaire, appelée aussi images eidétiques. En effet, tous les objets de Robbe-Grillet ont subi une considérable transformation « subjective » avant qu’ils puissent se produire dans un texte littéraire. Ils ont une référence de l’expérience vécue, c’est vrai[40], mais ils ont perdu cette objectivité depuis longtemps pour être enfin plus malléables, plus vivants. Les descriptions d’images, objets favoris robbegrilletiens, ne sont que des démonstrations merveilleuses de cette technique innovante. L’agrandissement photographique[41], l’affiche de cinéma[42], ou bien le calendrier des postes[43], tous ces tableaux décrits avec une minutie extraordinaire (qui produit en nous une forte conviction qu’ils ne peuvent pas être irréels jusqu’à l’effet de trompe-l’œil ) et souvent même répétitive sont en fait sans aucune référence réelle – « aucun tableau réel, ressemblant de près ou de loin à celui du livre, n’a servi de guide à la description […] leurs origines éventuelles dans mon expérience vécue sont si troubles, lointaines, multiples et contradictoires qui’il m’est presque toujours impossible de les identifier […] la description littéraire n’a pas pour but de donner à voir le dessin imaginé.[44]»
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Si la description robbegrilletienne existe sans modèle, et si cette description n’a pas pour but de donner à voir, quelle est sa raison d’être? À part la fonction signifiante, aliénante et autoréférente que nous avons déjà vue, la description remplit toujours une fonction plus interne, à savoir une substitution de l’activité psychologique, et notamment, du monologue. Robbe-Grillet, tout comme Nathalie Sarraute, auraient dû être impressionnés par la méthode extraordinaire et sans précédent de l’Étranger, qui donne toutefois place à la fin à l’arme démodée du monologue de protagoniste, ce qui les a énormément déçus[45].
Imaginons la jalousie[46] écrit par un écrivain romantique. Contrairement à ce que fait Robbe-Grillet, il y aurait sans doute une narration empreinte d’une forte affectivité. Il y aurait aussi de longs monologues où la victime condamne, avec une éloquence comparable à celle de Clémence, l’infidélité de la femme, l’autodestruction inévitable de la vie conjugale, la torture, la fureur, la sollicitation, etc. : un homme une fois de plus jeté (volontairement néanmoins) dans un « univers entièrement tragifié[47] ». Mais chez Robbe-Grillet, l’évocation du sentiment ne se fera que par l’intermédiaire d’images minutieusement observées. Or cet intermédiaire de la description a cessé d’être seulement un intermédiaire. La description est tout. Voilà une narration subjective « pure » : jamais la présence de l’auteur n’a été remplacée si complètement par celle du protagoniste. Mais, demande-t-on, est-ce que la suppression totale du je (ou un je-néant, selon Morrissette) signifie un surcroît d’objectivité ? Pas du tout. Car si la pensée du narrateur est dans un sens équivalente au décor extérieur, si l’activité de notre esprit est par définition subjective, propice à l’illusion, pourquoi cette projection de notre même esprit pourrait-elle être détachée de la subjectivité? Intérieures ou extérieures, les descriptions n’ont rien à voir avec la prétendue objectivité. Elles n’ont même pas à voir avec les prétendus objets. Dans le cas particulier de
C’est pourquoi bien que le Je (ou bien moi, me, mon, ma, mien, etc.) n’apparaisse jamais comme un pronom, sa présence imprègne chaque mot de ce récit. Cette expérimentation nous rappelle une notion fondamentale de l’art du roman : ce qui importe n’est pas toujours ce que l’on voit, mais « par qui » on le voit. Dans Les gommes et Le voyeur, on voit partout cette tentative, surtout dans le dernier de ces deux textes. On a impression que tout est observé par Mathias, ou le voyageur, ce qui n’est pas vrai[48]. Ce terme de voyeur ne s’applique donc pas mieux au roman au même titre qu’à ce dont on y parle. Wallas et Mathias ont au moins des propres noms et, dans ce sens, sont des personnages traditionnels. Ils sont traditionnels dans le sens que décrire n’est qu’une technique qui fait partie de raconter. Les descriptions peuvent être du point de vue des personnages, ou de personne, savoir de l’auteur. La narration aussi, en tant qu’elle peut être entendue comme une description du geste, du mouvement, du dialogue, ou même de l’idée abstraite, est dans la majorité des cas un mélange désordonné de points de vue subjectifs et de points de vue dits objectifs (précisons-le tout de suite, les points de vue qui ne peuvent pas appartenir à aucun personnage mais qui, selon l’exigence de narration, sont nécessaires ou utiles)[49], exactement comme les descriptions balzaciennes. Dans La jalousie, toutefois, le point de vue est toujours strictement fixé à un seul personnage, ce qui établit ainsi tout le temps une présence sensible du protagoniste[50] et aussi une pureté romanesque jamais vue.
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Robbe-Grillet, comme tout écrivain, n’écrit pas à partir d’une formule théorique. La théorie vient toujours après, dans un effort de justifier[51]. Mais son double rôle de romancier et de critique lui apporte une particularité additionnelle. D’un côté, il n’écrirait pas tant d’articles théoriques si on ne l’avait pas si mal accueilli. Sa théorie est, dans un sens, une autodéfense face à ce refus massif et violent. De l’autre, il a renforcé, dans sa pratique romanesque, certains aspects formels qui ont été favorisés, appréciés et, pour quelques années du moins, ont été pris pour sa propre théorie. L’objectivité dont nous avons parlé appartient à ces deux cas en même temps. Une voie pour le roman futur, manifeste passionnant écrit en 1956, exige cette urgence d’évolution dans le domaine romanesque tout en louangeant la vertu de « l’adjectif optique ». Ensuite, en 1957, dans un autre essai, avec plus de sobriété, il condamne avec éloquence les « notions périmées » dont font partie le personnage, l’histoire. Finalement, en 1958, dans Nature, humanisme, tragédie, il essaie de nier (de la part de tous les nouveaux romanciers) la profondeur humaine. Toutefois, puisqu’il y a déjà une histoire, des personnages, même une motivation psychologique (souvent suggérée par le titre), pourquoi nie-t-on encore la profondeur psychologique? Est-il nécessaire ou possible de la refuser? Faut-il brûler l’émotion humaine à atteindre un grand auteur? Bien que la plupart de ses raisonnements soient justes et bien fondés, cette conclusion me semble sûrement exagérée. Nous avons vu comment la description robbegrilletienne vise toujours à métaphoriser, sans quoi elle n’aura pas de sens, que tous les aspects formels de ces trois romans renforcent, au lieu d’affaiblir, une motivation psychologique, une présence traditionnelle du personnage[52]. Comment expliquer ce paradoxe apparent? Évidemment, un peu d’esprit révolutionnaire est toujours nécessaire, soit dans le domaine de l’art, soit dans la lutte de classes, mais la chose ne s’achève que par compromis. Bref, Robbe-Grillet a renouvelé, rajeuni ces quelques notions périmées, d’un côté par une condamnation théorique et de l’autre, par sa pratique romanesque.
Mais, en tant que technique, la description est-elle si importante qu’elle détermine, à elle seule, l’évaluation d’une ambition littéraire? Y a-t-il d’autres aspects formels qui sont remarquables dans le monde romanesque de Robbe-Grillet? Était-ce un hasard que ceci ait été découvert et soit devenu une étiquette surchargée? Malgré la toute récente promotion ou l’institution de l’auteur[53], l’œuvre de Robbe-Grillet reste « interdite » au grand public à cause de cette étiquette. Souvent, ce qui a été avant-garde descend très rapidement à l’art moyen, ou même à celui de la diffusion de masse. Mais dans le cas de Robbe-Grillet, l’avant-garde reste toujours avant-garde. Pourquoi un lecteur du XXIe siècle réclame-t-il la même confusion que celui d’il y a cinquante ans? Cela signifie-t-il qu’il n’y ait pas de progrès dans la formation lectorale, ou bien que le chemin robbegrilletien se soit finalement avéré défaillant?
[1] C’est curieux qu’Ionesco se trouve presque tout le temps dans une situation similaire à celle de Robbe-Grillet. La pensée qu’ils ont exprimée sur le rapport malheureux entre leur travail et la critique et le ressentiment qu’ils ont éprouvé manifestent une ressemblance frappante. Voir Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes (Paris : Gallimard, 1962), p.20.
[2] Victor Carrabino, The Phenomenological Novel of Alain Robbe-Grillet.
[3] Olga, Bernal. Alain Robbe-Grillet : Le roman de l’absence. (Paris : Gallimard, 1964)
[4] Roland Barthes. Essais critiques. (Paris : Seuil, 1964)
[5] Les gommes (1953), Le voyeur (1955) et La jalousie (1957) seront inclus dans cette recherche. Dans le labyrinthe (1959) est très proche mais déjà se distingue de cette étape, notamment par son lyrisme.
[6] Pour un nouveau roman. p.7
[7] Le mirroir qui revient. p.191.
[8] Nous parlons de l’image obsessive de Robbe-Grillet, comme si c’était une caractéristique distincte de cet auteur. Mais non. La description à partir d’une image obsessive, si l’on entend bien cette notion , pourra être appliquée du moins à tous les nouveaux romanciers, sinon à tous les romanciers contemporains. Cette image est devenue pour ainsi dire une expertise obsessionnelle.
[9] Roland Barthes. Littérature objective. Essais critiques. p.29.
[10] J’entends par « traditionnel » une opposition avec ce qui est d’« avant-garde » dans ses propres œuvres. Par exemple, la narration des Gommes consiste en des points de vue variés, présentés successivement par des personnages différents, ce qui nous empêche d’établir un monde d’unité absolue et ce qui, faute de mieux, nous impose une histoire.
[11] Roland Barthes. Littérature objective. Essais critiques. p.38.
[12] Les Gommes. Ed. Minuit, p.24
[13] Le titre d’un essai à propos du Voyeur, par Roland Barthes.
[14] Si ce n’est pas encore assez évident, Robbe-Grillet y mit plus loin un autre passage qui nous présente un petit tableau au-dessus de la seizième marche, un tableau qui reproduit la figure de la seizième lame du Tarot,
[15] C’est donc évident que : Wallas = Le Mat = Le Roi fou = Œdipe. Voir Bruce Morrissette. Les romans de Robbe-Grillet, Édition Minuit, pp 58-60.
[16] Mais à quoi sert-il de récrire cette tragédie grecque? Voilà le secret final du roman moderne : la séparation du signifié et du signifiant. Nous devons admettre que lorsque Sophocle écrivit Œdipe, il ne fit aucune allusion à des références extérieures. Il raconta une histoire très simple. Or, dans la littérature moderne, il n’y a plus d’histoire simple : raconter une histoire sans référer à une autre déjà racontée est devenu impossible.
[17] Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Seuil, 1997, p. 60.
[18] Le voyageur, Christian Bourgois, 2001, p. 260.
[19] ARG est toujours très fasciné par le roman policier, surtout Graham Greene . On a remarqué plusieurs correspondances entre Brighton Rock et Les gommes, entre The Heart of the Matter et La jalousie.
[20] L’ouroboros, ou le serpent qui se mord la queue, apparaît sur l’un des plus mystérieux documents de l’Égypte ancienne. Selon Robbe-Grillet, ce serpent a 108 anneaux, numérotés de 1 à 108, dans un ordre très particulier (non pas l’ordre naturel comme 1, 2, 3, 4 etc.) : chaque case est la somme des deux précédentes. Et on retranche 108 si le chiffre obtenu dépasse 108. Alors après avoir fait 108 fois cette opération, on retrouve les 108 premiers nombres entiers, jamais deux fois le même, et on retrouve aussi à la fin, encore plus mystiquement, le chiffre qu’il y avait en tête. [C’est ce qu’il a dit, mais je n’arrive pas à reconstruire cet ordre par mon propre calcul. Je n’arrive pas non plus à trouver aucune confirmation de l’existence possible de cet ordre. Il me semble donc que celui-ci est vraiment mystérieux.]
[21] La structure circulaire est tellement favorisée par les romanciers modernes parce que le cercle est un des moyens limités d’atteindre l’infini par le fini. Voir Les gommes, p.54 :
Il lit avec une surprise accrue le nom : « Boulevard Circulaire » sur l’immeuble qui fait le coin. Il se retourne désorienté.
[22] Je vais l’expliquer plus tard pourquoi les descriptions partent de l’imaginaire et quelle est l’importance de cette observation.
[23] Les gommes. p. 131. Je souligne.
[24] Jean Ricardou, Le nouveau roman. Seuil. p. 33.
[25] La seule exception, comme l’a mentionné plusieurs fois ARG, est Samuel Beckett.
[26] Le voyageur, op. cit., p. 262. Cet exemple montre bien le fait que le romancier et le critique exercent un métier non seulement différent, mais même très écarté.
[27] Les critiques, Roland Barthes inclus, se sont exaltés à juste raison pour ces descriptions objectives, puisque, bien que Kafka et Sartre l’aient essayé plus ou moins, ce n’est que Robbe-Grillet qui a exécuté cette approche avec une telle minutie.
[28] La prémisse de toute phénoménologie repose sur ce point d’espoir, sur ce lien peu probable entre la perception et l’essence des êtres. C’est pourquoi nommer ces romans « phénoménologiques » n’est pas faux, mais, dirais-je, indirect.
[29] Je me pose une question pareille dans le domaine du cinéma : la caméra mouvante de Lars Von Trier est-elle nécessaire pour rendre merveilleux les deux films « Breaking the Waves » et « Dancer in the Dark » ?
[30] Même si elles le font, ce n’est pas ce dont le lecteur se soucie. À part de fournir au critique des sujets théoriques, est-ce vraiment important si un certain passage de roman se rapproche ou non de la vérité éternelle?
[31] Roland Barthes. Le point sur Robbe-Grillet, Essais critiques. p.199. Malgré la bonne croyance tenue par Roland Barthes qu’« aucune littérature au monde n’a jamais répondu à la question qu’elle posait, et c’est ce suspens même qui l’a toujours constituée en littérature », Robbe-Grillet ne pose pas de question dans ses romans : il en offre la réponse.
[32] Roland Barthes qui refuse d’admettre que les objets de Robbe-Grillet aient une fonction, concède que la gomme est un « objet psychiatrique », le seul de la collection, modifié par le seul adjectif « douce ». Évidemment, les deux autres adjectifs qui se présentent à côté de « douce », c'est-à-dire « légère » et « friable » ne donnent pas aux yeux de Roland Barthes, pour quelque raison mystérieuse, une possibilité de signification psychiatrique.
[33] De plus, ce ne sera pas une exagération de dire que le mérite du roman contemporain repose sur une détermination courageuse de la séparation totale des deux mondes : la littérature n’est plus seulement un miroir. À bas Platon!
[34] Ou bien, bourgeoise. Mais Robbe-Grillet ne s’est jamais rendu compte que le mouvement littéraire poursuit aussi un Boulevard Circulaire. Ce n’est qu’une illusion que la révolution finale romanesque a eu lieu dans les années cinquante. Quand il est venu à Montréal il y a quelques mois, Robbe-Grillet s’est fait remarquer par son commentaire sur Houellebecq. Il devait avoir une grosse rancoeur voyant que la voie pour le roman futur est de nouveau bouleversée par des écritures bourgeoises et peu révolutionnaires qui feignent d’avoir quelque chose à dire, toujours dans le cadre de la vie bourgeoise.
[35] Pour un noveau roman, p. 127.
[36] Ces efforts n’appartiennent pas seulement aux nouveaux romanciers. L’œuvre d’Italo Calvino et de Jorge Luis Borges en seront de bons exemples. Dans ce sens ce ne sera pas une exagération de dire que Robbe-Grillet fait partie des « romanciers contemporains ».
[37] Jean-Paul Sartre. Préface de « Portrait d’un inconnu » par Nathalie Sarraute. Gallimard. p.7.
[38] Le voyageur. p.77.
[39] Idem.
[40] Contrairement à ce que croient certains, Jean Ricardou par exemple, rien n’est jamais sur rien. Robbe-Grillet avoue en 1991 (et je me fie à cette honnêteté tardive) que « je n’ai jamais parlé d’autre chose que moi. »
[41] Le ruine de Thèbes dans Les Gommes. p.131 et surtout p.177. Aussi la photo de A.. dans La jalousie. pp.124-125. reprise pp.132-133.
[42] Le voyeur. Notez que l’affiche change selon la situation, de l’étranglement d’une fille (p.45) à « Monsieur X sur le double circuit. » (p.167) Voyez quand la signification est trop évidente elle nuit à la crédibilité.
[43] La jalousie. pp.155-158. Ce calendrier est à la fois extrêmement métaphorique et ambigu.
[44] Le voyageur. p.79. Rappelons-nous que dans l’introduction, un des crimes attribués à Robbe-Grillet est que sa description n’a pas abouti à faire voir. Sûrement, bien que les termes géométriques soient employés en abondance, il n’est pas possible de reproduire la même image que voit l’auteur lui-même. La description robbegrilletienne n’est pas, en fin de compte, descriptive.
[45] Nathalie Sarraute. De Dostoïevski à Kafka, L’ère du soupçon. Folio Essai. P.25.
[46]
[47] Pour un nouveau roman. p.60.
[48] Plusieurs critiques français croient que Mathias est le voyeur, et de plus, le voyant. Morrissette tient une opinion plus avancée : c’est un autre personnage, Julien, qui est le voyeur. Mais il y a une autre explication qui est assez simple et suffisante : le voyeur, c’est en fait le voyageur dépourvu de deux lettres consécutives, AG (Alain Grillet peut être). Imaginez le mot voyageur brûlé par une cigarette en deux trous de forme de huit (d’ailleurs le symbole omniprésent dans ce roman), nous avons ainsi obtenu rien que le Voyeur.
[49] C’est une technique assez adoptée dans la pratique cinématographique. Toutefois, un point de vue subjectif tout au long de narration est sûrement encore très inquiétant. C’est là que Robbe-Grillet nous a mené à partager, sans savoir pourquoi, l’obsession du voyeur dans La jalousie.
[50] Mais qu’est-ce que le protagoniste encore, si l’on ne voit jamais son visage, si l’on ne connaît pas son nom?
[51] « Je n’ai pas d’idées avant d’écrire une pièce. J’en ai une fois que j’ai écrit la pièce, ou pendant que je n’en écris pas. » Eugène Ionesco, Notes et contre-note, p.21. Mais l’écriture théorique de Robbe-Grillet n’est pas de vains efforts. Ils lui ont amené du moins un titre honorifique : le théoricien du nouveau roman.
[52] N’est-ce pas la recette demi-ouverte de Robbe-Grillet qui mélange les innovations techniques avec le cadre traditionnel de l’histoire, avec les formules fictionnelles bien reconnaissables : tragédie grecque, passion sadique, désir torturé, etc.?
[53] Son entrée dans l’Académie française.
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